«Quand un savant meurt, c’est une bibliothèque qui brûle.»(Proverbe africain)
«C'est le devoir de chaque homme de rendre au monde au moins autant qu'il en a reçu.»
(Albert Einstein)
Par Pr Chems Eddine Chitour
École polytechnique, Alger
«Quand un savant meurt, c’est une bibliothèque qui brûle.»
(Proverbe africain)
«C'est le devoir de chaque homme de rendre au monde au moins autant qu'il en a reçu.»
(Albert Einstein)
Né le 17 Septembre 1946 et décédé le 1er juin 2021
Sa bibliographie est accessible ici:
1er juin 2021, le ciel nous tombe sur la tête ! Notre frère Djamel Eddine nous quitte. Rappelé à Dieu, il rejoint son Créateur apaisé, sans avoir trop souffert, laissant sa famille, ses proches et ses amis atterrés par cette nouvelle qui fut un coup d’éclair dans un ciel serein.
Qui est Djamel Eddine Chitour
C’est avant tout un fils de l’Algérie profonde qui eut un parcours qui, sans être exceptionnel, mérite d’être rapporté. La bonne ville de Bordj-Bou-Arréridj a vu la naissance de Djamel Eddine ; il eut, dès le départ, une scolarité laborieuse du fait des conditions difficiles de la famille. Sa scolarité fut orientée vers l’école indigène. Il fut reçu aussi au certificat de fin d’études et eut à passer un examen pour accéder en sixième et entrer au collège de Bordj-Bou-Arréridj. Il se retrouva dans la section latine, où il eut comme enseignant du latin un curé. Il eut à nous rejoindre au lycée pour continuer des études en section B : latin et grec.
Cependant, prenant exemple sur moi, son aîné, il se lança dans l’aventure du baccalauréat B (latin) en n’étant qu’en seconde !
Il réussit et eut les félicitations de Ferhat Abbas (1964). Il se retrouva en terminale philosophie au lycée Émir-Abdelkader d’Alger (anciennement du nom de Bugeaud, le bourreau des Algériens).
La formation et la recherche de qualité
Après son bac philo, et prenant exemple sur un autre frère qui faisait médecine, il fit ses études de médecine et sortit 2e du Certificat préparatoire aux études médicales (CPEM), lui le bachelier en philosophie, ce qui permet d’affirmer que les études médicales n’étaient pas interdites aux disciplines des sciences humaines. Comme cela sera le cas injustement par la suite. Il soutint sa thèse de docentat en 1983.(1)
Dans le cadre de cet hommage, il est impossible de décrire 40 ans de sacerdoce au service du pays. Il fit une carrière en gravissant tous les grades, jusqu’à celui de professeur dans une carrière fondamentale, la neurophysiologie. Sa rigueur scientifique dans l’enseignement et surtout sur la douleur explique les différentes étapes de la recherche médicale dans le domaine de la neurophysiologie en partant de l’époque du Professeur Abdelmoumène, dont il était l’élève, avec son collègue le Professeur Chaouch.(2)
Il a mis quinze années pour placer un laboratoire sur les études de la douleur. Pour l’aspect traitement du signal, il eut à collaborer avec le Professeur Sadoun de l’École Polytechnique. Imaginez l’ambition de créer un laboratoire de physiologie avec les meilleurs techniques et surtout les meilleurs équipements d’études de la douleur où il fallait négocier des crédits, faire des appels d’offres, participer au choix des équipements et finalement, souvent, ne pas aboutir à sa concrétisation.
Une histoire parmi tant d’autres, le parcours du combattant de Djamel pour pouvoir convaincre la Direction de la recherche du ministère de l’Enseignement supérieur. Son plus grand problème était d’arriver à stabiliser le signal très faible du fait des interférences et des bruits de fond. Et comme le dit si bien le Professeur Djamel Eddine Chitour, il aurait fallu disposer d’une cage de Faraday qu’il n’a pas pu acquérir. Une autre histoire nous explique en creux le sacerdoce de Djamel qui, pour le besoin des expérimentations, avait besoin de souris blanches qu’il devait importer. A l’époque, c’était un véritable parcours du combattant car les souris blanches étaient retenues au niveau des services des douanes pour des raisons diverses.
Le Professeur Djamel allait lui-même chaque jour les nourrir, au grand étonnement des douaniers qui ne comprenaient pas cette affection en direction des souris. Pendant plus de quinze jours, il venait chaque matin les ravitailler. Un autre incident, celui-ci plus grave, fut l’incendie criminel de son laboratoire dans l’annexe de la Faculté de médecine (TCBM) de Dergana. Il ne perdait pas espoir, et il reconstitua son laboratoire à l’identique à la Faculté de médecine d’Alger.(3)
Des centaines d’étudiants d’Alger, de Tizi Ouzou et de Tunis, dans le cadre de professeur associé, qui ont suivi des enseignements sur le système nerveux central (enseignement assez complexe), témoigneront certainement de la probité intellectuelle et de son savoir encyclopédique.
Une autre anecdote à Tunis, où il était accompagné partout où il allait de deux jeunes assistants qui étaient là pour recueillir la parole du maître. La deuxième année de son enseignement, il lui a été demandé de corriger le polycop de son cours enregistré et qu’il avait dispensé l’année d’avant.
On l’aura compris, il n’y eut pas d’invitation pour la troisième année. Le plein de savoir a été transféré. En tant que chef de service à l’hôpital Aït-Idir, il a laissé l’image de quelqu’un qui faisait confiance à ses collaborateurs et avait un rapport distant avec la gestion administrative qu’il faisait volontiers sous-traiter Enfin, nous devons citer son passage en tant que professeur associé directeur de recherche à l’INSERM (Institut national sur la recherche médicale) à Paris. Il fit une vingtaine de publications scientifiques sur la douleur que l’on peut trouver référenciées avec un grand impact factor.
Réflexion sur le sort des élites scientifiques
Époque bénie que l’enseignement de l’époque, où nous devions prouver au quotidien que nous pouvions suivre les études par le travail en dehors de toute interférence démagogique qui a fait tant de mal à l’université algérienne. Sans verser dans une nostalgie qui, d’une certaine façon, a tendance à embellir le passé, il faut bien convenir qu’il y a un délitement des vraies valeurs, celles de la compétence, de l’humilité du travail bien fait, de la sueur ; en un mot, du mérite.
Décrire le parcours initiatique, voire le sacerdoce du professeur Djamel Eddine Chitour dans l’enseignement supérieur à la fois en tant que médecin, enseignant et chercheur serait une gageure. Nous ne pouvons qu’exprimer objectivement notre propre chagrin devant cette perte cruelle et notre profond dépit pour l’indifférence de la société à la suite du décès de cette éminence grise qui a marqué par son enseignement des centaines d’Algériens qui ont été ses élèves, qui l’ont connu et dont ils ont apprécié la rigueur, au point que chacun se sent d’une certaine façon héritier.(4)
Dans quel monde vivons-nous, un monde où on laisse mourir dans l’indifférence totale des piliers aussi respectables que ceux qui sont morts les armes à la main ? Le djihad contre l’ignorance est un djihad toujours recommencé, c’est, d’une certaine façon, le «grand djihad» sans médaille, sans m’as-tu-vu, sans attestation communale, sans bousculade pour des postes honorifiques qui ne sont pas le fruit d’une quelconque compétence, mais, assurément, d’allégeance suspecte. Jusqu’à quand resterons-nous en apesanteur devant la non-mise en place des fondamentaux d’une société du savoir, d’une société éclairée, d’une société de tolérance, fascinée par l’avenir, profondément ancrée dans ses repères culturels et cultuels sans pour autant en faire un fonds de commerce, mais prouvant, au quotidien, par le savoir, l’effort (el idjtihad) qu’ils appartiennent aussi à une grande spiritualité qui a apporté, en son temps, sa part de rayonnement scientifique à l’humanité ? Jusqu’à quand resterons-nous indifférents à l’apport discret, sans bruit, de ces sommités ? Pourquoi ne rendons-nous pas justice à ces géants en les honorant ? Un professeur qui a enseigné toute sa vie s’en va comme il était venu, sans la reconnaissance de la nation. Un proverbe africain nous enseigne que «quand un savant meurt, c’est une bibliothèque qui brûle».
J’en appelle à un sursaut et à un réveil de la conscience nationale pour que plus jamais les éminences nombreuses, qui ont chacune marqué leur époque, restent pour nous des phares dans cette nuit de l’intellect dont nous devons absolument nous réveiller.
Nous devrons graduellement aller vers de nouvelles légitimités pour récompenser ceux qui, véritablement, ont servi le pays en toute discrétion. Au moment où des élections législatives sont organisées, nous devrions espérer que les futurs élus, ce terme a une connotation biblique, apportent leur valeur ajoutée à l’édification de l’Algérie Nouvelle, qui a besoin des compétences, seules ceintures immunitaires dans un monde qui ne fait pas de place aux faibles. Nietzsche a écrit que «périssent les faibles et les ratés».
Nous ne devons être ni des ratés ni des faibles. Cela ne se fera pas par des oracles ou par la méthode Coué. Cela se fera par la détermination d’aller de l’avant, de mettre en lumière les savoirs, de ne pas avoir peur de combattre l’ignorance, source première de l’irrationalité. On demanda un jour au Président Abraham Lincoln pourquoi l’éducation coûte cher. Il répondit : «Si vous pensez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance.»
Notre pays s’honorerait à entrer de plain- pied dans le XXIe siècle, en appelant les dignes fils de l’Algérie, quel que soit leur lieu, à contribuer à une nouvelle vision du futur qui fait émerger graduellement de nouvelles légitimités, de rendre un hommage appuyé à toutes ces vraies lumières, ces «sans-grade» dans l’échelle actuelle des valeurs, mais qui ont tant fait pour le pays.
La réhabilitation de l’école, de l’université et des «gardiens du Temple» serait, à n’en point douter, un signe fort d’une nouvelle vision de société qui serait basée sur les critères d’éthique, de compétence et de loyauté, seules ceintures de sécurité qui donneront une visibilité à notre pays dans le concert des nations quand la rente ne sera plus là.
Conclusion
Que dire en définitive devant l’inanité des choses ? Koulou nafsoune dhaiqatou el moute. Quand nous comprenons cela, le fait d’être en vie devient alors une joie en soi.
La plus belle chose que nous puissions éprouver, c'est le côté mystérieux de la vie. Einstein avait raison d’écrire, «il n'y a que deux façons de vivre sa vie : l'une en faisant comme si rien n'était un miracle, l'autre en faisant comme si tout était un miracle». Voilà une compétence de plus qui s’en va d’une façon anonyme. Pour l’amour de son pays, le Professeur Djamel Eddine a, comme son frère Zouheir, lui-même professeur de cardiologie, disparu récemment, fait son devoir, celui du grand djihad pour une Algérie du savoir, de la rigueur. Que Dieu leur fasse miséricorde !
Ces vers de Victor Hugo, tirés des Misérables, me paraissent tout indiqués pour décrire la traversée de la vie du Professeur Djamel Eddine Chitour et de tant d’autres «illustres» dans l’échelle universelle des valeurs, mais encore anonymes dans ce pays à qui ils ont tout donné : «Il dort. Quoique le sort fût pour lui bien étrange, il vivait. Il mourut quand il n'eut plus son ange ; la chose simplement d'elle-même arriva, comme la nuit se fait lorsque le jour s'en va.»
C. E. C.
1. La vidéo suivante (soutenance de thèse en 1983) atteste de la rigueur scientifique et de la maîtrise d’un domaine aussi complexe que le système nerveux central avec comme sujet les mécanismes de la douleur : https://youtu.be/orKnXUf791c
3. Vidéo montrant le professeur Djamel Eddine dans son laboratoire
4. Chems Eddine Chitour. Extrait de l’hommage au Professeur Aoudjhane.
Professeur Djamel Chitour dans son labo
«Nous avons le pied collé sur l’accélérateur et nous fonçons vers l’abîme», dixit Ban Ki-moun… Excellent billet sur le traitement criminel de la nature par la civilisation capitaliste et par l'Homme sur notre mère généreuse, qui me fait penser à la posture du Pr James Hansen, climatologue de la Nasa et l’un des plus grands spécialistes du changement climatique dans le monde, son livre, publié en 2009, s’intitule Storms of my grand children. The truth about the coming climate catastrophe and our last chance to save humanity. (Les tempêtes de mes petits-enfants. La vérité sur la catastrophe climatique qui s’approche et notre dernière chance pour sauver l’humanité)…
Le Pr Chitour est-il un prophète ?... Non, quelqu’un qui prétend prévoir l’avenir, comme l’oracle grec, mais dans le sens de FIN POLITICIEN PROSPECTIVISTE : celui qui attire l’attention du monde et du peuple, sur les menaces présentes et futures…. Les prévisions de notre professeur sont conditionnelles : (voici ce qui arrivera, à moins que… sauf si… Aucune fatalité : l’avenir reste ouvert), comme il l’affirme dans cet excellent papier… Chaque seconde est la porte étroite par laquelle peut venir le salut….
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