est
dans l’avion qui m’emporte pour un septième séjour d’observation en
Syrie, depuis que la révolution a commencé, un troisième séjour à Alep,
que je rédige à la hâte cette réponse au méchant petit pamphlet commis
en ma défaveur par Diana Johnstone et publié dans Le Grand Soir.
Dans quelques heures, en effet, une fois entré dans Alep, où je
demeurerai une longue semaine, je ne disposerai plus d’Internet et trop
rarement d’une connexion téléphonique pour pouvoir répliquer aux
attaques personnelles dont m’a gratifié la journaliste américaine. Or,
il n’est pas dans mon habitude de laisser de côté un affront mal lavé.
Je ne me propose pas, toutefois, d’apporter ici bien grand-chose au
débat relatif à la crise syrienne, dans la mesure où l’article de Madame
Johnstone, s’il assène au lecteur une volée de sentences dégoulinantes
d’ironie, ne présente hélas ni argumentaire, ni fait qui pourrait donner
lieu à réflexion. Mais il m’apparaît intéressant de démonter la
technique de dénigrement mise en œuvre par cette personne pour essayer
de me discréditer, d’une part, et, d’autre part et surtout, important de
remettre l’église au milieu du village en dénonçant les omissions et
les mensonges distillés par elle.
Mais, tout d’abord, de quoi s’agit-il exactement ?
Ce pamphlet a été produit par Madame Johnstone, à la demande de
Monsieur Jean Bricmont, selon mes sources, duquel elle est une amie
personnelle et qu’il aura ainsi envoyée en première ligne, en bon petit
soldat prêt à batailler pour son maître.
En révisionniste
avertie, probablement inspirée par les propos néo-négationnistes de son
mentor, Madame Johnstone y réécrit l'histoire de ce qui s'est dit et
passé lors d’une conférence qui s’est tenue à Bruxelles et à laquelle je
participais, le lundi 21 octobre, dans le cadre du Festival des
Libertés, face à Monsieur Jean Bricmont et à Madame Ayssar Midani, qui
avaient uni leurs forces pour défendre le régime syrien contre
l’éventualité d’une intervention militaire à son encontre.
Notre journaliste aux ordres omet ainsi les épisodes dérangeants pour sa
thèse et ne fait pas état un seul instant du comportement indigne de
son ami qui, à court d’argument, se lança dans le plus vil des systèmes
de défense, celui qui procède d’attaques ad hominem envers son
interlocuteur. C’est ce qui m’avait décidé à quitter la salle.
Quand j’avais accepté le débat, j’ignorais que Madame Midani avait
réussi à s’y faire inviter et je m’attendais de la part de Jean Bricmont
à une attitude plus digne, celle de l’intellectuel courtois qui m’avait
honoré de son amitié, disposé à un débat aimable et productif, attente
qui, de toute évidence, fut très malheureusement déçue.
Monsieur Bricmont, d’entrée de jeu, n’a pas hésité à me qualifier de
menteur, affirmant qu’il ne croyais pas ce que, dans mon intervention
qui précédait la sienne, je disais avoir constaté en Syrie : les tueries
perpétrées par le régime sur sa population, les dizaines de morts, de
blessés, de mutilés quotidiens, victimes des bombardements des Migs et
des hélicoptères de combat que le gouvernement syrien a déployés
au-dessus d’Alep et dont je rapportais les crimes de guerre ; les femmes
accompagnées de leurs petits enfants, qu’elles tenaient par la main,
pris pour cibles et massacrés par les tirs de roquettes à fragmentation
d’un hélicoptère, alors que cette foule de plusieurs centaines de
personnes attendait une distribution de pain, ce 21 août 2012 –je me
trouvais là- ; les frappes de ces engins de mort sur l’hôpital Dar
al-Shifaa du quartier de Tarik al-Bab, où je séjournais, un immeuble
pourtant protégé par le signe du Croissant-Rouge… Autant de faits bien
documentés par les heures d’images qu’avait filmées mon ami Eduardo
Ramos Chalen, photographe équatorien, qui m’avait accompagné à Alep en
août dernier.
Quand j’évoquais le néo-négationnisme à propos de Jean Bricmont…
Je n’épiloguerai pas sur tout le mal que j’ai ressenti en face de
l’attitude de Monsieur Bricmont. Quand on a vu toutes les souffrances
que je viens d’évoquer, quand on les a vécues, quand on les a partagées,
quand on sait qu’elles continuent journellement, qu’elles se
poursuivaient au moment même où Monsieur Bricmont s’exprimait,
confortablement assis dans un profond fauteuil et pérorant doctement
devant une assemblée tout à l’écoute de son formidable ego, quand on
s’inquiète pour ses amis, restés là-bas, sous les bombes, avec leurs
familles, manquant de médicament, de nourriture, de tout, on ne peut que
céder à un grand malaise lorsque quelqu’un, soutenu par un « modérateur
» partial et applaudi par un public acquis, du haut de sa chaire, nie
cette terrible réalité sans lui-même s’être jamais rendu sur le terrain
où s’épanche toute cette misère.
En revanche, relisant par
le début le pamphlet dont question, je rétablirai la vérité sur les
faits évoqués. J’essaierai d’être bref, mais il faut bien souvent de
longues explications pour contrer un mensonge, qui se formule quant à
lui en quelques mots.
Ainsi, à l’origine, le débat devait
réunir trois intervenants, et non deux, comme essaie de le faire croire
Madame Johnstone : Jamie Shea, Secrétaire général adjoint pour les défis
de sécurité émergents au Quartier général de l’OTAN, Christopher
Stokes, Directeur général de Médecins Sans Frontières Belgique, et
moi-même, invité pour témoigner de la situation en Syrie et de mon
expérience de la réalité du terrain.
Toutefois, Jamie Shea,
après avoir accepté de prendre la parole, a finalement renoncé à
s’exprimer devant un public idéologiquement hostile, farouchement, à
l’institution qu’il devait représenter. De même, le directeur de MSF,
après avoir appris la participation de Madame Midani, a préféré se
retirer d’un débat où il estimait ne plus avoir sa place.
C’est que Madame Johnstone a oublié de préciser qui est exactement
Madame Midani, qui se présente volontiers comme une « opposante au
régime de Bashar al-Assad, mais d’une opposition constructive ». Dit
autrement, Madame Midani, avec laquelle faisait équipe Monsieur
Bricmont, fait partie de cette opposition de façade qui sert bien mal de
caution au régime depuis des décennies et dénonce aujourd’hui les «
terroristes » (entendez les « révolutionnaires ») tout en « négociant »
des réformes avec le pouvoir, pendant que celui-ci arrête, torture et
tue. Mais, plus exactement, Madame Midani ne fait en réalité partie
d’aucun mouvement précisément identifié et, en fin de compte, elle ne
représente qu’elle-même ; on se demande dès lors à quel titre Madame
Midani fait régulièrement l’aller-retour entre Paris et Damas… Je
l’avais déjà rencontrée, à l’occasion d’un talk-show de la BBC, auquel
je participais, en juin, à l’Institut du Monde arabe, à Paris ; elle
s’était introduite dans le public et intervenait de manière
intempestive.
J’avais accepté le débat, mais sans savoir à quel point il allait être orienté, tronqué et malhonnête…
Pour discréditer mon témoignage, d’emblée, Madame Johnstone affirme et
répète à l’envi que le « pauvre Piccinin » n’est, finalement, qu’un «
jeune prof d’histoire dans un lycée de Bruxelles » -quel mépris pour les
enseignants-, qui « raconte ses aventures sur son blog » (sic). Un
obscur inconnu, un touriste de passage, en somme… Face à Jean Bricmont, «
professeur à l’Université catholique de Louvain »… Professeur de
physique théorique… Il est vrai que j’enseigne ; et, parallèlement à ma
charge d’enseignement, diplômé en histoire et en sciences politiques, de
l’Université Libre de Bruxelles et de l’Université de Paris I
Panthéon-Sorbonne, j’ai couvert tous les terrains du « Printemps arabe »
: la Tunisie (dont le Président, Moncef Marzouki, m’a reçu à plusieurs
reprises au Palais de Carthage), l’Egypte, le Yémen, la Libye (j’étais
avec les rebelles de Benghazi, sur la ligne de front, aux sièges de
Brega, Raz-Lanouf et Syrte), le Maroc, la Syrie… ; mes articles et
analyses ont été publiés dans diverses revues spécialisées et dans
nombre de grands quotidiens européens… La malhonnêteté intellectuelle de
Madame Johnstone est décidément bien navrante. Et, personnellement, je
n’ai aucune prétention en physique théorique, et je n’ai pas souvent vu
Monsieur Bricmont sur les théâtres des révolutions arabes, ni Madame
Johnstone non plus, d’ailleurs… À vrai dire, je ne les y ai jamais vus.
Et Madame Johnstone de renchérir en resservant la soupe froide que ses
pareils ont tant et tant répandue à mon retour de Syrie, en mai 2012,
après que j’y ai été arrêté et torturé par les services de
renseignement. Et c’est reparti, ils n’en démordent pas : de pro-Assad, à
cause de ces mauvais traitements, c’est par vengeance qu’aujourd’hui
j’attaque le régime. Ce petit raisonnement tout aussi séduisant qu’il
est simpliste ne tient aucun compte des longs rapports que j’ai rédigés
sur le changement d’opinion qui a résulté, en Syrie, des élections du 7
mai 2012, moment-clef de l’évolution de cette crise, auquel le président
al-Assad, après avoir trahi toutes ses promesses de réformes, a perdu
la confiance de ceux qui lui restaient attachés et s’est trouvé
confronté à une insurrection généralisée à la plupart des villes et
villages du pays.
Ainsi donc, avant le mois de mai, je
décrivais une situation favorable au régime (et les adversaires des
Johnstone et des Bricmont, qui m’applaudissaient quant à eux, me
qualifiaient de suppôt de la dictature ; Jonathan Littel, dans ses
Carnets de Homs, m’appelait « crétin » ; et Christophe Ayad, dans Le
Monde, me dépeignait sous les traits de Fabrice à Waterloo, qui avait
traversé le champ de bataille sans rien voir) ; c’est un autre tableau
qu’il me faut brosser désormais (et c’est donc au tour des Johnstone et
des Bricmont de m’attaquer et de me qualifier de menteur). Il se fait
que j’ai été emprisonné à ce moment-là ; mais ceci n’explique en aucun
cas cela. Et je m’aperçois qu’Aristote avait tort : le juste milieu est
intenable.
Madame Johnstone présente aussi les choses comme
si elle et moi ne nous étions jamais rencontrés, comme si Jean Bricmont
ne me connaissait pas non plus, comme s’il ne m’avait jamais vu
auparavant… Nous avons donné ensemble des conférences et signé je ne
saurais dire combien de cartes blanches dans la presse, ni combien de
soirées nous avons terminées ensemble, autour d’une bière, dans le
quartier universitaire de Bruxelles, ou devant un bon casse-croûte…
Elle prétend ensuite que, tel Fabrice à Waterloo (hélas pour elle, le
bon mot était déjà pris…), je n’ai rien vu des islamistes qui se sont
infiltrés en Syrie.
Dans mes chroniques d’Alep, j’ai
détaillé mes rencontres avec les katiba (commandos) de Jabhet al-Nosra,
avec un groupe se revendiquant d’Al-Qaeda, avec les combattants de Liwa
al-Towheed… J’avais aussi fait état de groupes étrangers, de
djihadistes, tout en n’exagérant pas, toutefois, l’importance de ces
organisations, qui ne représentent guère plus de 5% des combattants
anti-Assad, et, oui, contre lesquels l’Armée syrienne libre se bat
aussi, l’ASL qui, pour le moment en tout cas, ne veut pas de ces
étrangers en Syrie et qui l’a prouvé à maintes reprises –n’en déplaise à
Madame Johnstone.
Mais, le point crucial, c’est celui-ci :
Madame Johnstone asserte que je suis en faveur d’une intervention
militaire en Syrie. Or, c’est faux.
Ainsi, englués dans leur
aveuglement idéologique, dans leur anti-américanisme primaire, qui les
amènent à soutenir, indirectement en tout cas, tout qui serait opposé à
l’hégémonie atlantique et à dénier à un peuple le droit de se révolter
contre l’une des plus sanguinaires tyrannies encore en activité, les
vieux briscards de la lutte tiers-mondiste (dont je partage bien des
valeurs –ne leur en déplaise non plus) n’ont ni écouté ma proposition,
ni lu mes analyses, mais n’hésite pas, cependant –et sans la moindre
vergogne-, à m’accuser d’avoir rejoint le camp des va-t-en-guerres.
C’est, en effet, que je plaide pour que prenne fin l’ingérence, pour
que la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, Israël et les États-Unis
cessent d’intervenir auprès des autorités turques et jordaniennes pour
que ces gouvernements empêchent les armes destinées à l’ASL d’entrer en
Syrie.
Et il n’y a plus que Madame Johnstone (et peut-être
aussi Jean Brcimont et quelques autres) pour croire encore, dur comme
fer, que Tel-Aviv veut la tête de Bashar al-Assad, alors que tout le
monde en Syrie sait fort bien que, derrière les discours, le régime
baathiste a depuis longtemps trahi la cause palestinienne et s’est
accommodé de son voisin hébreux.
Car les faits sont
ceux-là, pour les raisons que j’ai développées dans plusieurs articles
et sur lesquelles je ne reviendrai pas ici ; des articles que Madame
Johnstone n’a pas lus, manifestement, avant de m’attaquer si idiotement.
La plupart des révolutionnaires ne demandent pas
d’intervention de l’OTAN. Ce n’est pas nécessaire : ils savent que,
s’ils avaient les quelques armes qui leur font défaut, des armes
anti-aériennes notamment, celles que l’Occident avait immédiatement
fournies en Libye, ils pourraient mettre en échec la dictature et
rallier de nombreux militaires qui, par peur, continuent de servir le
régime, mais feraient immédiatement défection si une chance de le
renverser se faisait concrètement jour. Ils demandent uniquement le
droit de se défendre et de s’en procurer les moyens. Et plusieurs des
conseils militaires qui commandent l’Armée syrienne libre ont le projet
de déposer une plainte devant la Cour pénale internationale contre ces
États qui les empêchent de se défendre, pour complicité de crime contre
l’humanité avec le gouvernement al-Assad.
Mais, tout cela, à
l’instar de son ami physicien, Madame Johnstone ne le croit pas. Elle a
une carte de presse, elle ; elle est journaliste, elle, et, donc, elle
sait ; elle sait tout beaucoup mieux que le petit prof d’histoire. Elle
ne croit rien, dès lors, de mes « aventures », des chroniques publiées
en juillet et en août dans le quotidien belge Le Soir, dans lesquelles
je détaillais l’horreur de la guerre qu’un gouvernement surarmé fait à
son peuple insurgé.
« Il y a des horreurs, cela est sûr.
Des deux côtés sans doute. Et puis ? », demande-t-elle, avec une
légèreté qui frise l’indécence, surtout lorsque, comme ses comparses,
leitmotiv écœurant, elle renvoie dos à dos les révolutionnaires et le
régime. Comme si les coups de colère populaires, qui, malheureusement,
conduisent parfois une foule à lyncher un shabiha, un de ces miliciens
payés par le régime pour terroriser la population, lorsqu’elle en
attrape un, avaient une quelconque mesure commune avec les enlèvements,
les disparitions, les tortures, les exécutions sommaires, mis en œuvre
par le régime depuis des décennies et érigés en système de gouvernement.
Madame Johnstone et Monsieur Bricmont, qui n’ont jamais
mis un pied en Syrie, ont leurs certitudes, que rien n’ébranlera :
l’Occident a envoyé des milliers d’armes aux rebelles syriens ; des
dizaines de milliers de djihadistes et de mercenaires étrangers sont
entrés dans le pays pour les aider et égorgent tous ceux qui refusent de
les suivre (l’affabulateur Thierry Meyssan, du Réseau Voltaire, avance
le chiffre de 60.000 combattants étrangers) ; des centaines d’agents de
la CIA, du Mossad, de la DGSE et du MI6 sont aussi à l’œuvre et
soutiennent logistiquement la rébellion... Ça, c’est la vérité de Madame
Johnstone et de Monsieur Bricmont. Et on se demande bien ce que tous
ces mercenaires et agents secrets attendent pour enfin renverser le
gouvernement Syrien ; et c’est probablement pour qu’elles demeurent
secrètes, que les révolutionnaires n’utilisent pas les armes qu’on leur a
fournies en si grandes quantités… Et, moi, je suis un gros menteur et
j’ai tout inventé ; et probablement les images effroyables que nous
avons ramenées d’Alep, qui corroborent chaque mot de mes chroniques,
ont-elle été tournées en studio, avec l’aide d’Al-Jazeera. Madame
Johnstone ne l’a pas dit ; pas encore…
Seulement, voilà :
dans quelques heures, je serai à nouveau dans l’Enfer d’Alep. Je verrai
une fois encore mourir tout autour de moi. J’entendrai la rage des
combattants de la révolution, contraints de reculer parce que les
cartouches manquent, parce qu’ils ont épuisé les grenades qu’ils avaient
fabriquées en remplissant de poudre des bouteilles de soda, parce que,
toutes ces armes envoyées par l’Occident, tous ces mercenaires
étrangers, ils n’existent pas.
Je témoignerai de la
souffrance de pauvres gens qui n’étaient pas préparés à cela, des gens
simples, désemparés, en pleine détresse. Je retrouverai les médecins de
l’hôpital Dar al-Shifaa, qui opèrent et amputent sans relâche ; je
croiserai les regards égarés, ici d’un père, là d’une mère, portant à
bout de bras leur enfant mutilé. Je prendrai encore une fois dans mes
bras ce petit garçon de cinq ans, pour l’éloigner des corps de ses
parents et de son grand-frère, écrasés dans l’effondrement de leur
immeuble bombardé…
Mais je ne lui dirai pas que, en Europe,
là d’où je viens, des « intellectuels » comme Madame Johnstone et
Monsieur Bricmont se gargarisent et se délectent de leur discours
scandaleux, en affirmant que tout cela n’existe pas.
1 commentaire:
Droit de réponse de Bahar KIMYONGUR:
http://www.legrandsoir.info/pierre-piccinin-negociant-en-sang-syrien.html#.UKkNNrEcdfU.facebook
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