(Rabat, le 23 mars 2012) – Le
Maroc devrait promulguer une loi efficace contre la violence conjugale
et abroger la disposition du code pénal qui, dans la pratique, a permis à
des hommes accusés de viol ou de relations sexuelles avec des mineures
d’échapper aux poursuites s’ils épousaient leur victime, a déclaré Human
Rights Watch aujourd’hui. Une jeune fille de 16 ans s’est apparemment
suicidée le 10 mars 2012, après s’être mariée dans de telles conditions.
La mort d’Amina Filali, dans un village du nord du
Maroc, a alimenté un débat public autour de l’article controversé 475 du
code pénal, avec des manifestations à Rabat et dans d’autres villes,
ainsi qu’une large couverture par les médias publics et indépendants.
Cependant, pour combattre la violence contre les femmes et les jeunes
filles au Maroc, il ne suffit pas d’abroger l’article 475 ; il faut une
série de réformes juridiques complémentaires qui lèvent les obstacles
pour poursuivre les auteurs de viols et de violences conjugales, ainsi
que des mesures garantissant que les victimes puissent accéder aux
services dont elles ont besoin, a déclaré Human Rights Watch.
« L’article 475, aussi nocif soit-il, n’est que la partie visible
de l’iceberg dans l’échec du Maroc à protéger les femmes et les jeunes
filles de la violence », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Malgré
les réformes du code de la famille marocain en 2004, les filles et les
femmes sont loin d’être protégées par la loi quand elles sont victimes
de violences ».
Depuis la mort d’Amina Filali, Moustapha Khalfi,
ministre de la Communication, et Bassima Hakkaoui, ministre de la
Solidarité, de la Femme, de la Famille et du Développement social, qui
est aussi la seule femme parmi les 29 ministres du gouvernement, font
partie des hauts responsables qui ont appelé à réexaminer l’article 475
et éventuellement à le réviser. Pourtant, le gouvernement, constitué
après les élections de novembre 2011 et mené par le parti islamiste
Justice et développement, n’a annoncé aucun projet de réforme visant à
élaborer une législation plus exhaustive sur la violence faite aux
femmes.
Les parents d’Amina Filali, qui vivent dans le village
de Qrindi, près de Larache, avaient déposé plainte en 2011 auprès du
procureur de Tanger, déclarant que Moustapha Fellak, qui a environ 25
ans et vit dans le village voisin de Khemis Sahel, avait violé leur
fille. Un médecin qui l’avait examinée avait rédigé un certificat
déclarant qu’elle avait perdu sa virginité mais que l’examen ne mettait
pas le viol en évidence, a récemment déclaré Zahra, la mère de la jeune fille, à l’agence Associated Press.
Après que les médias ont relaté qu’Amina s’était
suicidée en avalant de la mort-aux-rats, le ministère de la Justice a
émis un communiqué, daté du 16 mars, affirmant que suite à la plainte
pour viol, la jeune fille avait déclaré au procureur que les relations
sexuelles qu’elle avait eues avec Fellak étaient consentantes.
Le père d’Amina, Lahcen Filali, avait déposé une
requête au juge, le 19 septembre, pour autoriser Amina à épouser Fellak.
Lors de quatre auditions par un juge de la ville de Larache, Amina, en
compagnie de ses parents, avait confirmé son souhait de l’épouser,
affirme le communiqué du ministère de la Justice. Fellak a déclaré qu’il
voulait épouser Amina Filali et, le 30 novembre, le juge leur a donné
l’autorisation, tandis que le procureur abandonnait l’enquête sur le
viol présumé.
Après leur mariage en décembre, Filali et Fellak se sont installés chez
la famille de ce dernier. Les parents d’Amina ont déclaré aux médias
que Fellak battait régulièrement leur fille et que ses beaux-parents la
maltraitaient. Ils ont déclaré à au moins un journaliste que le 9 mars,
la veille de sa mort, elle s’était rendue au poste local de
gendarmerie–l’organe de maintien de l’ordre déployé dans les zones
rurales du Maroc – pour se plaindre que son mari la battait, et s’était
vu répondre que sans certificat médical pour prouver des lésions
physiques, la gendarmerie ne pouvait rien faire.
Fellak et ses parents, dans leurs déclarations aux
médias, ont nié avoir maltraité Amina, et une source au poste de
gendarmerie, interrogée par un militant local, a démenti qu’elle soit
venue au poste la veille de sa mort. Le communiqué du ministère de la
Justice déclarait que le procureur enquêtait sur les causes de la mort
de la jeune fille.
L’affaire Amina Filali met en lumière les défaillances
considérables du cadre juridique marocain en ce qui concerne les
violences et le viol, a déclaré Human Rights Watch.
Le Maroc n’a pas de loi spécifique sur la violence
conjugale, bien que les dispositions du code pénal sur les coups et
blessures énoncent que si la victime est un membre de la famille, y
compris un conjoint, cela peut être considéré comme une circonstance
aggravante pour déterminer la condamnation (articles 404 et 414). Le
code criminalise le viol, dans l’article 486, et les actes sexuels « sans violence » avec un mineur, dans l’article 484.
L’article 475 prévoit une peine de prison de un à cinq ans pour quiconque « sans violences, menaces ou fraudes, enlève ou détourne, ou tente d'enlever ou de détourner, un mineur de moins de dix-huit ans ». Néanmoins, la seconde clause de cet article spécifie que lorsque la mineure épouse l’homme, « celui-ci
ne peut être poursuivi que sur la plainte des personnes ayant qualité
pour demander l'annulation du mariage et ne peut être condamné qu'après
que cette annulation du mariage a été prononcée ». Cette clause empêche effectivement le procureur de mener des poursuites indépendantes contre les hommes accusés de viol.
Les militants des droits des femmes au Maroc affirment
que les tribunaux appliquent l’article 475 aux affaires de viol, alors
que sa formulation ne prévoit de disculpation criminelle que pour les
actes non violents. Des dispositions semblables existent dans d’autres
pays du monde arabe.
« Non seulement l’article 475 reflète les mœurs,
dans la société, qui portent atteinte aux femmes et aux jeunes filles,
mais ce qui est pire, il les renforce, et c’est le système judiciaire
qui préside à la répression », a déclaré Sarah Leah Whitson.
Les origines sociales de la clause de disculpation de
l’article 475 sont à chercher dans l’idée, dominante dans les milieux
traditionnels marocains, qu’une fille ou une femme célibataire qui a
perdu sa virginité – même à cause d’un viol – n’est plus bonne à marier
et a déshonoré sa famille. Certaines familles pensent qu’épouser le
violeur ou le partenaire sexuel est une réponse à ces problèmes. La
perspective d’échapper à la prison pousse l’homme à consentir au
mariage.
Associated Press cite la mère d’Amina Filali, qui a déclaré : « il fallait que je la marie à [Fellak], car je ne pouvais pas permettre que ma fille n’ait aucun avenir et reste célibataire ».
L’âge minimum légal pour se marier au Maroc est de 18
ans, mais le code de la famille permet à un juge d’autoriser un(e)
mineur(e) à se marier, à condition qu’à la fois la (le) mineur(e) et son
tuteur signent la requête et que le juge mène une enquête sur la santé
de(s) mineur(s) ou leur situation sociale, et motive sa décision
d’approuver l’union.
Human Rights Watch ignore si le juge avait rempli ces
conditions requises avant d’approuver le mariage de Fellak et Filali, ni
comment il avait pu déterminer que le consentement de la jeune fille de
16 ans était volontaire et éclairé.
Indépendamment des faits de cette affaire, les
militants des droits des femmes pointent du doigt les lois et les
pratiques qui donnent aux hommes une impunité dans les violences contre
les femmes et les jeunes filles. Les militants notent par exemple que
bien que rien n’empêche, dans le code pénal, de poursuivre la violence
conjugale en vertu des articles sur les coups et blessures, la police a
tendance à traiter ce genre de plaintes non pas comme des affaires
pénales mais plutôt comme les problèmes à résoudre au sein du foyer. De
telles affaires parviennent rarement devant les tribunaux.
Un autre obstacle dans la lutte contre la violence conjugale est l’article 496 du code pénal, qui punit quiconque «
sciemment, cache ou soustrait aux recherches une femme mariée qui se dérobe à l'autorité à laquelle elle est légalement soumise ».En
effet, affirment les militants des droits des femmes, cette disposition
est formulée de telle façon qu’elle peut être utilisée contre les
centres de refuge contre la violence conjugale que les associations
féministes ont ouvert depuis des années pour assister femmes et filles
battues.
Les victimes de violsont également confrontées à des obstacles et des
risques lorsqu’elles portent plainte. Une plaignante risque d’être
poursuivie elle-même si celui qu’elle accuse de viol est acquitté, vu
que le code pénal criminalise même les relations sexuelles consentantes
en dehors du mariage. De plus, son cheminement pour prouver le viol est
compliqué par l’importance exagérée que les tribunaux marocains donnent
aux preuves médicales, dans les affaires de viol, et la considération
moindre qu’ils accordent au témoignage des victimes de viol.
Pour toutes ces raisons, le Maroc devrait promulguer une série de
réformes pour lutter contre les violences faites aux jeunes filles et
aux femmes, a déclaré Human Rights Watch. Parmi ces réformes, il
faudrait abroger l’article 475, l’article 490 criminalisant les
relations sexuelles consentantes entre personnes non mariées, de
l’article 496 criminalisant le refuge donné à une femme mariée qui
quitte son mari. Il faudrait aussi adopter une loi qui définit et
pénalise la violence conjugale, et donner des instructions aux
procureurs et aux juges pour qu’ils accordent, dans le procès
judiciaire, une considération suffisante au témoignage des victimes, et
non pas seulement aux preuves médicales.
Les gouvernements précédents ont déclaré publiquement
leur intention de promulguer une loi sur la violence faite aux femmes,
qui s’attaquerait à la violence conjugale. En décembre 2010, Nouzha
Skalli, la ministre de la Solidarité, de la Femme, de la Famille et du
Développement social dans le gouvernement précédent, a annoncé au
parlement qu’un projet de loi sur la violence conjugale, comprenant 64
articles, était en cours de rédaction. Pourtant, aucune version finale
n’a été rendue publique et l’état actuel de ce projet n’est pas clair.
La constitution marocaine de
2011 oblige le gouvernement à réviser les lois existantes pour les
rendre conformes aux articles proclamant les droits des femmes, a
déclaré Human Rights Watch. L’article 19 proclame pour l’homme et la
femme, des droits égaux, civils, politiques, économiques, sociaux,
culturels et environnementaux. L’article 20 garantit à chacun le droit à
la vie, et l’article 21, le droit à la sécurité de sa personne.
L’article 22 interdit toute atteinte à l’intégrité physique ou morale et
à la dignité, de même que tous traitements cruels, inhumains ou
dégradants, qu’ils soient commis par l’État ou par des individus.
« La loi en elle-même ne peut résoudre des problèmes sociaux profondément ancrés », a conclu Sarah Leah Whitson. « Mais
sans l’adoption et l’application d’un régime légal qui traite le viol
et la violence contre les femmes comme des crimes graves en toutes
circonstances, on ne peut espérer changer ces pratiques. »