Mai 2003
Jessica Lynch et Rachel Corrie auraient pu passer pour des sœurs. Deux jeunes
blondes américaines, deux destins changés à tout jamais dans la zone de conflit du Moyen-Orient. La soldate Jessica Lynch est née à Palestine, en Virginie de l’Ouest (USA). Rachel Corrie, l’activiste, est morte dans la Palestine occupée par Israël.
Corrie avait quatre ans de plus que Lynch qui en avait dix-neuf. Son corps a été écrasé par un bulldozer israëlien à Gaza, sept jours avant que Lynch ait été faite prisonnière par les Irakiens, le 23 mars. Avant qu’elle ne parte pour l’Irak, Lynch a organisé un programme d’échange épistolaire avec une maternelle locale. Avant que Corrie ne parte pour Gaza, elle organisa un programme d’échange épistolaire entre les enfants de sa ville natale d’Olympia, Washington, et des enfants à Rafah.
Lynch est partie en Irak comme soldate loyale envers son gouvernement. Selon les mots du sénateur de la Virginie de l’Ouest, Jay Rockefeller, " elle envisagea les éventuels combats avec détermination plutôt qu’avec peur ".
Corrie est partie à Gaza pour s’opposer aux actions de son gouvernement. Comme citoyenne des Etats-Unis, elle pensait qu’elle avait une responsabilité particulière à défendre les Palestiniens contre les armes, fabriquées aux Etats-Unis, achetées avec l’aide américaine à Israël. Dans ses lettres, elle décrivait d’une façon vivante comment l’eau douce (ou eau courante) était détournée de Gaza vers les colonnies israëliennes, comment la mort était plus habituelle que la vie. " Voilà ce que devient notre argent ici ", écrivait-elle.
A la différence de Lynch, Corrie n’est pas allée à Gaza pour s’engager dans les combats, elle y est allée pour essayer de les empêcher. Avec ses compagnons, membres du Mouvement de Solidarité Internationale (ISM), elle croyait que les incursions militaires israëliennes pouvaient être ralenties par la présence de " militants Internationaux " très voyants. Si le meurtre de civils palestiniens a pu devenir courant, on s’est dit qu’Israël ne voudrait pas du scandale diplomatique ou médiatique qui éclaterait si elle tuait un étudiant américain.
D’une certaine manière, Corrie utilisait précisément ce qu’ellle détestait le plus dans son pays - la croyance que les vies américaines en valaient plus que toutes les autres - et essayait de l’utiliser pour sauver quelques maisons palestiniennes de la démolition.
Croyant que sa veste orange fluo pourrait servir de bouclier, que son mégaphone pourrait repousser les balles, Corrie se tenait en face des bulldozers, dormait à côté des puits et escortait des enfants à l’école. Si les kamikazes transformaient leur corps en arme de mort, Corrie transformait le sien en son contraire : en une arme de vie, un " bouclier humain ".
Quand le conducteur de bulldozer israëlien regarda la veste orange de Corrie et appuya sur l’accélérateur, sa stratégie échoua. Il arrive que la vie de quelques citoyens américains - même de belles jeunes femmes blanches - vaut plus que certaines autres. Et rien ne le démontre plus clairement que les réactions opposées vis-à-vis de Rachel Corrie et de la soldate Jessica Lynch.
Quand le Pentagone annonça le sauvetage réussi de Lynch, elle devint du jour au lendemain une héroïne, avec tout l’attirail nécessaire, les aimants pour le frigo portant l’inscription " L’Amérique aime Jessica ", les autocollants, les T-Shirts, les gobelets, des chansons et un téléfilm fait pour NBC. Selon le porte-parole de la Maison Blanche, Ari Fleischer, le président Bush était " plein de joie pour Jessica Lynch. " Le sauvetage du soldat Lynch, nous a-t-on dit, témoignait d’une des valeurs clés États-Unienne : comme l’a dit le sénateur dans son discours au Sénat, " Nous prenons soin de nos gens. "
Vraiment ? La mort de Corrie, qui a fait la Une pendant deux jours et puis a virtuellement disparu, a rencontré un silence officiel quasi-total, malgré le fait que les témoins occulaires ont dit qu’il s’agissait d’un acte délibéré. Le président Bush n’a rien dit sur une citoyenne États-Unienne, tuée par un bulldozer américain, acheté avec des dollars États-Uniens. Une résolution du congrès États-Unien demandant une enquête indépendante a été enterrée dans un comité, laissant pour seule investigation officielle celle d’Israël, qui opportunément se lava de tout soupçon.
ISM dit que cette non-réaction a envoyé un signal clair et dangereux. Selon Olivia Jackson, une Anglaise âgée de 25 ans qui est toujours à Rafah, " après que Rachel a été tuée, [l’armée israëlienne] attendait la réaction du gouvernement américain et la réponse a été pitoyable. Ils ont réalisé qu’ils pouvaient s’en tirer à bon compte et cela les a encouragés à continuer. "
Il y a d’abord eu Brian Avery, un jeune homme de 24 ans, touché par balles au visage le 5 avril. Puis Tom Hurndall, un militant britannique d’ISM touché à la tête et dans le coma depuis le 11 avril. Le suivant était James Miller, le caméraman britannique tué alors qu’il portait une veste avec l’inscription " TV ". Dans tous les cas, les témoins affirment que les tireurs étaient des soldats israéliens.
Il y a autre chose que Jessica Lynch et Rachel Corrie ont en commun : leurs deux histoires ont été déformées par l’armée dans son propre intérêt. Selon l’histoire officielle, Lynch a été capturée dans une bataille sanglante à l’arme à feu, maltraitée par des médecins irakiens sadiques, puis sauvée dans une autre tempête de balles par d’héroïques Navy SEALs (unité spéciale de la marine américaine, Ndt). Dans les dernières semaines, une autre version a fait son apparition. Les médecins qui soignaient Lynch n’ont trouvé aucune trace de blessure due à des combats et ont donné leur propre sang pour sauver sa vie. Le plus embarassant dans tout ceci, c’est que des témoins ont dit à la BBC que ces courageux Navy SEALs savaient déjà qu’il n’y avait plus de combattants irakiens dans la zone quand ils ont pris d’assaut l’hôpital.
Mais tandis que l’histoire de Lynch a été déformée pour rendre ses protagonistes plus héroïques, celle de Corrie a été faussée pour la faire apparaître, elle et ses compagnons militants d’ISM, comme menaçants.
Depuis des mois, l’armée israëlienne a cherché un prétexte pour se débarasser des " fauteurs de trouble " d’ISM. Elle l’a trouvé en la personne d’Asif Mohammed Hanif et d’Omar Khan Sharif, les deux kamikazes anglais. Il s’est trouvé qu’ils ont participé à une commémoration pour Rachel Corrie à Rafah, un fait que l’armée israélienne a saisi pour lier l’ISM au terrorisme. Les membres d’ISM ont souligné que la commémoration était ouverte au public, et qu’ils ignoraient tout des intentions des deux visiteurs britanniques. En tant qu’organisation, ISM est explicitement opposée à l’attaque de civils, que ce soit par des bulldozers israéliens ou par des kamikazes palestiniens. De plus, beaucoup de membres d’ISM croient que leur travail peut réduire les actes terroristes en montrant qu’il y a d’autres façons de résister à l’occupation que la vengeance nihiliste offerte par les attentats suicide.
Peu importe. Au cours des deux dernières semaines, une demi-douzaine d’activistes d’ISM ont été arrêtés, plusieurs ont été expulsés et les bureaux de l’organisation ont été saccagés. Ces mesures draconiennes touchent tous les "militants internationaux", ce qui signifie que de moins en moins de personnes sont sur les territoires occupés pour témoigner des abus ou assister les victimes. Lundi (19 mai), le coordinateur spécial pour le processus de paix au Moyen-Orient a dit au Conseil de sécurité qu’une douzaine de personnes travaillant pour l’ONU ont été empêchés d’entrer et de sortir de Gaza, appelant cela une violation " des devoirs internationaux de droit humanitaire d’Israël ".
Le 5 juin aura lieu une journée internationale d’action pour les droits palestiniens. Une des demandes clés est que l’ONU envoie une force internationale de contrôle dans les territoires occupés. Jusque là, nombreux sont ceux qui sont déterminés à poursuivre la tâche de Corrie, malgré les risques encourus. Plus de 40 étudiants de son ancienne université, Evergreen State à Olympia, ont déjà signé pour partir à Gaza avec ISM cet été.
Alors, qui est le héros ? Pendant l’attaque sur l’Irak, quelques-uns des amis de Corrie ont envoyé son image à MSNBC, demandant qu’elle soit incluse dans le mur des héros de la station, ensemble avec Jessica Lynch. La chaîne n’a pas donné suite, mais Corrie est honorée par d’autres moyens. Sa famille a reçu plus de 10 000 lettres de soutien, des communautés dans tout le pays ont organisé d’importantes commémorations et dans tous les territoires occupés des enfants sont prénommés Rachel.
Ce n’est pas le genre d’hommage fabriqué pour la télé, mais peut-être il en est mieux ainsi. Naomi Klein
Traduction du rezo des Humains Associés, Katja et Jean-Rémi Naomi Klein : When Some Lives Are Worth More than Others - L’article a été publié la première fois dans "The Globe and Mail".
D’autres articles de Naomi Klein sur l’Irak disponible en français sur Pax : Affaires risquées en Irak, par Naomi Klein L’Amérique n’a pas à vendre l’Irak, par Naomi Klein La reconstruction de l’Irak, une privatisation déguisée, par Naomi Klein
Corrie avait quatre ans de plus que Lynch qui en avait dix-neuf. Son corps a été écrasé par un bulldozer israëlien à Gaza, sept jours avant que Lynch ait été faite prisonnière par les Irakiens, le 23 mars. Avant qu’elle ne parte pour l’Irak, Lynch a organisé un programme d’échange épistolaire avec une maternelle locale. Avant que Corrie ne parte pour Gaza, elle organisa un programme d’échange épistolaire entre les enfants de sa ville natale d’Olympia, Washington, et des enfants à Rafah.
Lynch est partie en Irak comme soldate loyale envers son gouvernement. Selon les mots du sénateur de la Virginie de l’Ouest, Jay Rockefeller, " elle envisagea les éventuels combats avec détermination plutôt qu’avec peur ".
Corrie est partie à Gaza pour s’opposer aux actions de son gouvernement. Comme citoyenne des Etats-Unis, elle pensait qu’elle avait une responsabilité particulière à défendre les Palestiniens contre les armes, fabriquées aux Etats-Unis, achetées avec l’aide américaine à Israël. Dans ses lettres, elle décrivait d’une façon vivante comment l’eau douce (ou eau courante) était détournée de Gaza vers les colonnies israëliennes, comment la mort était plus habituelle que la vie. " Voilà ce que devient notre argent ici ", écrivait-elle.
A la différence de Lynch, Corrie n’est pas allée à Gaza pour s’engager dans les combats, elle y est allée pour essayer de les empêcher. Avec ses compagnons, membres du Mouvement de Solidarité Internationale (ISM), elle croyait que les incursions militaires israëliennes pouvaient être ralenties par la présence de " militants Internationaux " très voyants. Si le meurtre de civils palestiniens a pu devenir courant, on s’est dit qu’Israël ne voudrait pas du scandale diplomatique ou médiatique qui éclaterait si elle tuait un étudiant américain.
D’une certaine manière, Corrie utilisait précisément ce qu’ellle détestait le plus dans son pays - la croyance que les vies américaines en valaient plus que toutes les autres - et essayait de l’utiliser pour sauver quelques maisons palestiniennes de la démolition.
Croyant que sa veste orange fluo pourrait servir de bouclier, que son mégaphone pourrait repousser les balles, Corrie se tenait en face des bulldozers, dormait à côté des puits et escortait des enfants à l’école. Si les kamikazes transformaient leur corps en arme de mort, Corrie transformait le sien en son contraire : en une arme de vie, un " bouclier humain ".
Quand le conducteur de bulldozer israëlien regarda la veste orange de Corrie et appuya sur l’accélérateur, sa stratégie échoua. Il arrive que la vie de quelques citoyens américains - même de belles jeunes femmes blanches - vaut plus que certaines autres. Et rien ne le démontre plus clairement que les réactions opposées vis-à-vis de Rachel Corrie et de la soldate Jessica Lynch.
Quand le Pentagone annonça le sauvetage réussi de Lynch, elle devint du jour au lendemain une héroïne, avec tout l’attirail nécessaire, les aimants pour le frigo portant l’inscription " L’Amérique aime Jessica ", les autocollants, les T-Shirts, les gobelets, des chansons et un téléfilm fait pour NBC. Selon le porte-parole de la Maison Blanche, Ari Fleischer, le président Bush était " plein de joie pour Jessica Lynch. " Le sauvetage du soldat Lynch, nous a-t-on dit, témoignait d’une des valeurs clés États-Unienne : comme l’a dit le sénateur dans son discours au Sénat, " Nous prenons soin de nos gens. "
Vraiment ? La mort de Corrie, qui a fait la Une pendant deux jours et puis a virtuellement disparu, a rencontré un silence officiel quasi-total, malgré le fait que les témoins occulaires ont dit qu’il s’agissait d’un acte délibéré. Le président Bush n’a rien dit sur une citoyenne États-Unienne, tuée par un bulldozer américain, acheté avec des dollars États-Uniens. Une résolution du congrès États-Unien demandant une enquête indépendante a été enterrée dans un comité, laissant pour seule investigation officielle celle d’Israël, qui opportunément se lava de tout soupçon.
ISM dit que cette non-réaction a envoyé un signal clair et dangereux. Selon Olivia Jackson, une Anglaise âgée de 25 ans qui est toujours à Rafah, " après que Rachel a été tuée, [l’armée israëlienne] attendait la réaction du gouvernement américain et la réponse a été pitoyable. Ils ont réalisé qu’ils pouvaient s’en tirer à bon compte et cela les a encouragés à continuer. "
Il y a d’abord eu Brian Avery, un jeune homme de 24 ans, touché par balles au visage le 5 avril. Puis Tom Hurndall, un militant britannique d’ISM touché à la tête et dans le coma depuis le 11 avril. Le suivant était James Miller, le caméraman britannique tué alors qu’il portait une veste avec l’inscription " TV ". Dans tous les cas, les témoins affirment que les tireurs étaient des soldats israéliens.
Il y a autre chose que Jessica Lynch et Rachel Corrie ont en commun : leurs deux histoires ont été déformées par l’armée dans son propre intérêt. Selon l’histoire officielle, Lynch a été capturée dans une bataille sanglante à l’arme à feu, maltraitée par des médecins irakiens sadiques, puis sauvée dans une autre tempête de balles par d’héroïques Navy SEALs (unité spéciale de la marine américaine, Ndt). Dans les dernières semaines, une autre version a fait son apparition. Les médecins qui soignaient Lynch n’ont trouvé aucune trace de blessure due à des combats et ont donné leur propre sang pour sauver sa vie. Le plus embarassant dans tout ceci, c’est que des témoins ont dit à la BBC que ces courageux Navy SEALs savaient déjà qu’il n’y avait plus de combattants irakiens dans la zone quand ils ont pris d’assaut l’hôpital.
Mais tandis que l’histoire de Lynch a été déformée pour rendre ses protagonistes plus héroïques, celle de Corrie a été faussée pour la faire apparaître, elle et ses compagnons militants d’ISM, comme menaçants.
Depuis des mois, l’armée israëlienne a cherché un prétexte pour se débarasser des " fauteurs de trouble " d’ISM. Elle l’a trouvé en la personne d’Asif Mohammed Hanif et d’Omar Khan Sharif, les deux kamikazes anglais. Il s’est trouvé qu’ils ont participé à une commémoration pour Rachel Corrie à Rafah, un fait que l’armée israélienne a saisi pour lier l’ISM au terrorisme. Les membres d’ISM ont souligné que la commémoration était ouverte au public, et qu’ils ignoraient tout des intentions des deux visiteurs britanniques. En tant qu’organisation, ISM est explicitement opposée à l’attaque de civils, que ce soit par des bulldozers israéliens ou par des kamikazes palestiniens. De plus, beaucoup de membres d’ISM croient que leur travail peut réduire les actes terroristes en montrant qu’il y a d’autres façons de résister à l’occupation que la vengeance nihiliste offerte par les attentats suicide.
Peu importe. Au cours des deux dernières semaines, une demi-douzaine d’activistes d’ISM ont été arrêtés, plusieurs ont été expulsés et les bureaux de l’organisation ont été saccagés. Ces mesures draconiennes touchent tous les "militants internationaux", ce qui signifie que de moins en moins de personnes sont sur les territoires occupés pour témoigner des abus ou assister les victimes. Lundi (19 mai), le coordinateur spécial pour le processus de paix au Moyen-Orient a dit au Conseil de sécurité qu’une douzaine de personnes travaillant pour l’ONU ont été empêchés d’entrer et de sortir de Gaza, appelant cela une violation " des devoirs internationaux de droit humanitaire d’Israël ".
Le 5 juin aura lieu une journée internationale d’action pour les droits palestiniens. Une des demandes clés est que l’ONU envoie une force internationale de contrôle dans les territoires occupés. Jusque là, nombreux sont ceux qui sont déterminés à poursuivre la tâche de Corrie, malgré les risques encourus. Plus de 40 étudiants de son ancienne université, Evergreen State à Olympia, ont déjà signé pour partir à Gaza avec ISM cet été.
Alors, qui est le héros ? Pendant l’attaque sur l’Irak, quelques-uns des amis de Corrie ont envoyé son image à MSNBC, demandant qu’elle soit incluse dans le mur des héros de la station, ensemble avec Jessica Lynch. La chaîne n’a pas donné suite, mais Corrie est honorée par d’autres moyens. Sa famille a reçu plus de 10 000 lettres de soutien, des communautés dans tout le pays ont organisé d’importantes commémorations et dans tous les territoires occupés des enfants sont prénommés Rachel.
Ce n’est pas le genre d’hommage fabriqué pour la télé, mais peut-être il en est mieux ainsi. Naomi Klein
Traduction du rezo des Humains Associés, Katja et Jean-Rémi Naomi Klein : When Some Lives Are Worth More than Others - L’article a été publié la première fois dans "The Globe and Mail".
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1 commentaire:
Allah o Akbar, elle reposera en paix au plus près de Lui
Machaalah ça c'est une femme Rachel Corrie
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