lundi 20 septembre 2010

Témoignage des survivants du massacre de Sabra et Chatila




1- Des images ancrées dans la mémoire



Dans les ruelles surpeuplées, les égouts sont ouverts, les façades délabrées. Les cris des marchands ambulants se mêlent aux voix des enfants. C'est dans ces rues, il y a presque trente ans, que les massacres de Sabra et Chatila ont été perpétrés. Hamad Chamas, un survivant, se souvient.



Un escalier nous mène à la demeure d'Abou Mohammad. Il nous reçoit avec sa femme et ses quatre enfants. Ils sont tous pieds nus. L'intérieur respire la pauvreté. Hamad est très fier de ses enfants. "Ils ne sont pas au complet. Il y en a encore trois", nous lance-t-il. "Et il en veut encore", se plaint Oum Mohammad. Pour quelqu'un qui a côtoyé la mort, c'est du courage. Abou Mohammad a aujourd'hui 37 ans. Il garde une photo des cadavres entassés pendant le carnage. Il y repère son père, son frère et leurs voisins. "C'est ce qui me reste d'eux... et mes pensées." Il s'assied en tailleur, prend du souffle et raconte: "C'est la Croix-Rouge qui m'a donné cette photo. Regardez où je me trouve, sous ces corps ensanglantés. Quand l'armée israélienne est arrivée avec ses chars dans la Cité sportive, j'y suis allé avec un ami. Nous avons demandé ce qui se passait. Les soldats m'ont demandé si j'étais un moukharreb (terroriste); j'ai nié. Ils nous ont alors sommés de rentrer chez nous. C'était le 15 septembre. Le lendemain, il était environ 16h. Mon père, mon frère, Abou Nabil et Abou Merhef, plusieurs autres voisins et moi étions assis tranquillement lorsque les bombardements ont commencé. Nous étions figés par les cris des blessés. Nous sommes accourus pour les secourir avant de nous réfugier dans les abris. Nous manquions d'eau potable. Je me suis chargé d'en apporter un bidon. Je le déposais devant la porte de l'abri, quand des hommes armés se sont approchés, nous ont lancé des injures et demandé aux hommes de sortir. J'ai tenté de me cacher. Mais en voyant sortir la plupart, j'ai pris un enfant et me suis apprêté à suivre. Les hommes armés m'ont sommé de laisser le petit et de m'aligner contre le mur avec les autres. Abou Merhef avait dans ses poches 500 livres libanaises. Alors qu'il les priait d'en laisser 250 LL pour ses enfants, ils ont tiré à bout portant. J'ai été blessé et j'ai fait le mort. Ils ont tiré à nouveau pour s'assurer que rien ne bougeait. Une heure après, Ali reprend conscience, il appelle au secours. Je lui réponds. Il me dit: "Pitié, je suis blessé à l'estomac, salue ma mère, ma sœur et..." Il s'assied. Les hommes armés reviennent et lui assènent un coup sur la tête. Il se relève et leur dit: "C'est comme ça que vous nous traitez, fils de chiens!" Ils ont alors pointé le fusil sur ma cuisse et tiré. Je n'ai pas bronché. J'étais caché par un caroubier. Vers 5h du matin, j'ai pu arriver à la porte de l'abri en me traînant. Le bidon d'eau était toujours là. Malgré ma soif, je n'y ai pas touché. Mon père et mon frère n'avaient pas bu avant de mourir! Je me traînais jusqu'à la maison d'Osmane Houhou, je m'y suis glissé par la lucarne de la salle de bains. A la cuisine, il restait une marmite de riz. A côté, un paquet avec trois cigarettes. J'ai fumé." Hamad poursuit son récit d'une voix saccadée: "Soudain, j'ai entendu une voix à l'accent étranger hurler dans un haut-parleur: "Sallim taslam" ("Rends-toi, tu auras la vie sauve!". J'essaye alors de gravir la pente pour me rendre. Mais alors que je me rapprochais, je vois des hommes et des femmes alignés contre un mur pour être fusillés. Je retourne me cacher dans la maison. J'entends des voix. Un mur fissuré me sépare des miliciens. Ils étaient assis autour d'une table et buvaient de l'alcool. Je suis resté de longues heures dans cette maison jusqu'à ce qu'ils s'en aillent." Abou Mohammad prend une longue pause, pousse un soupir avant de poursuivre: "J'étais désespéré, à bout de force. La vie n'avait plus de sens. J'ai essayé de sortir mais je n'arrivais pas à marcher. Il y avait partout des cadavres, le chemin était jonché de membres. Les corps pourrissaient au soleil, et chaque fois que ma main en touchait un, la chair s'accrochait à mes doigts. Je reconnais Oum Bachir, égorgée avec ses sept gosses. J'ai retrouvé un peu plus loin les corps de mes proches, celui de mon père... J'ai continué et j'ai vu la tête d'Abou Nabil piquée sur un poteau. J'étais pétrifié. Je n'avais que seize ans."



Note: Soigné à ses frais - Hamad a été secouru par la fille Mikdad, une voisine, qui l'a trouvé en train d'agoniser. Elle a appelé le secours populaire qui a transporté l'adolescent à l'hôpital où il a été soigné... à ses propres frais. Hamad garde de graves séquelles, mais il s'en est sorti, c'est l'essentiel. D'autres témoins traînent une vie de solitaires. Ils n'ont jamais pu s'intégrer à la société. Tourmentés par leurs souvenirs, leur vie n'a plus de sens.





2- Sharon m'a privée de ma maternité


Souad Srour el-Merhi a 36 ans aujourd'hui ( 28 janvier 2005). Elle fait partie de celles qui refusent de baisser les bras. Ce qui lui est arrivé ne peut être facilement mis derrière le dos. La seule faute qu'elle ait jamais commise est d'être palestinienne vivant à Chatila.



Souad se souvient. Elle avait 17 ans: "Ce 17 septembre 1982, la maison familiale, éloignée de la route principale du camp de Chatila, semble être un abri parfait contre les soldats israéliens qui encerclent les camps depuis déjà deux jours. Tous les voisins et parents se retrouvent dans cette petite pièce sombre, espérant que personne ne les retrouve. Pourtant, vers 5h de l'après-midi, on entend quelqu'un frapper à la porte. Mon père demande: "Qui est là?" La voix qui nous parvient à travers la petite porte en bois est nette: "Nous sommes des Israéliens, on vient fouiller la maison." Treize miliciens pénètrent dans la maison. Ils nous ordonnent de nous tenir debout, nos visages tournés vers le mur. Ma petite sœur collée à la robe de ma mère a peur. Elle pleure. Un des hommes armés lui ordonne de se taire. Puis ils ouvrent le feu. Ma sœur, qui a un an et demi, reçoit une balle dans la tête. Elle meurt sur le coup. Mon père est blessé à la poitrine, baignant dans son sang. Mon frère meurt aussi tout de suite. Moi, je reçois trois balles dans le dos. Paralysée, je n'arrive plus à bouger. Ils partent. En début de soirée, ils reviennent. Il y a juste mon père et moi. Ma mère était partie pour essayer de trouver de l'aide. Croyant que j'étais morte, ils deviennent fous furieux quand ils voient que j'essaye de ramper jusqu'à la cruche d'eau. Ils m'insultent et me disent: "Regarde ce qu'on va te faire devant ton père." Et ils me violent, l'un après l'autre. Papa, étendu sur le sol, me regarde en pleurant. Il ne peut pas me sauver. Il me dit: "Que Dieu soit avec toi", et il rend son dernier souffle. Le soir même, quand ils reviennent, je fais semblant d'être morte."



Enfermée dans le passé Chez Souad, le petit salon est plongé dans la pénombre, les persiennes sont fermées depuis une éternité. Sur le mur, derrière elle, il y a toujours l'impact des balles. Comment fait-elle pour continuer à vivre dans cette maison tellement chargée de souvenirs torturants? On dirait qu'elle fait exprès de demeurer dans ces lieux pour garder cette haine qui la pousse à demander l'équité. C'est de là peut-être qu'elle puise sa force. C'est sa façon à elle de lutter contre l'injustice. Sous les regards de son père et de son frère qui la fixent depuis leurs photos suspendues sur le mur, entourées d'un immense chapelet, Souad prend son courage à deux mains. Elle lit ses souvenirs écrits dans un arabe simple sur du papier blanc, devenu noir des horreurs inscrites par une main tremblante qui refuse de se rendre et qui continue à témoigner. Souad en a assez de revivre ces instants mais elle veut que justice soit faite. Il faut que vérité soit dite.



Violée sur la route de Jbeil Son histoire ne s'arrête pas là. Quelques jours après le massacre, sur la route vers Jbeil, dans la voiture d'un chauffeur de taxi qui a pitié d'elle, elle est violée à nouveau à un barrage de miliciens avant d'être abandonnée sur une plage. Elle ne sera retrouvée que plusieurs heures plus tard, inconsciente et à moitié nue. Aujourd'hui, à 36 ans, Souad refuse de baisser les bras. "A Bruxelles, je représentais tout le peuple palestinien. J'ai déposé une plainte contre Sharon. J'espère de tout mon cœur qu'il sera condamné et pendu pour ce qu'il a fait. Il m'a privée de ma maternité", dit-elle. Le chagrin de Souad est immense. La canne à la main, elle continue de vivre avec cette balle logée dans sa colonne vertébrale. Le souvenir de son pays et du massacre ordonné par Sharon est tellement vivant dans sa tête. Et bien que les images des ruelles jonchées de corps gonflés n'arrêtent pas de resurgir dans sa mémoire, sa vie ne semble continuer que pour prouver qu'elle n'est pas fataliste, qu'elle se moque des malheurs de la vie, car elle peut surmonter ses peines par le témoignage. Car témoigner, pour Souad, semble être le mot-clé de la vie.



Note: Travaux manuels et recyclage - Pour vivre, Souad fait des travaux manuels, du recyclage de papier, de l'artisanat. Elle participe à des expositions à Tyr, à Saïda et ailleurs. Elle a aussi d'autres activités par lesquelles elle veut se prouver et montrer aux femmes leur force. Elle a participé au sommet de la femme à Pékin. "Je suis active, oui", dit-elle. Des photos de la mosquée Al-Aqsa sont religieusement suspendues sur le mur qui porte les séquelles du massacre. Sur un miroir confectionné avec ses propres mains, Souad a gravé "I love Palestine".



3-Sabra et Chatila : récapitulatif d'un massacre Dès l'aube du 15 septembre 1982, des chasseurs-bombardiers commencent à survoler le secteur ouest de Beyrouth à basse altitude. En même temps, les troupes israéliennes entament leur entrée dans cette partie de la capitale. Quelques heures plus tard, un des plus horribles massacres du XXe siècle commence. Récapitulatif.



Le général Ariel Sharon se rend sur place pour diriger personnellement la poursuite de la percée israélienne. Il s'installe au quartier général de l'armée, au carrefour de l'ambassade du Koweït, situé à la limite de Chatila. Du toit d'un immeuble de sept étages, il pouvait parfaitement observer la ville et les camps de Sabra et Chatila. Aux alentours de 11h, les camps sont encerclés par les Israéliens. Le jeudi 16 septembre, vers midi, le commandement militaire israélien donne aux milices phalangistes le feu vert (ordre 6) pour entrer dans les camps des réfugiés. Selon le quotidien allemand Der Spiegel, daté du 21 février 1983, plusieurs militaires israéliens habillés en uniformes de phalangistes se joignent aux rangs de ces derniers. Les premiers assassinats organisés débutent ce jeudi, vers 17h, et même un peu avant en certains endroits de Chatila. Les massacres dureront, sans interruption, quarante heures. Durant les premières heures de la tuerie, les miliciens tirent sur tout ce qui bouge dans les ruelles, fracassant les portes des maisons. Des familles entières sont liquidées chez elles ou dans les abris. Dans certains cas, les corps sont mutilés. Des femmes sont violées avant d'être achevées. Parfois, les hommes sont tirés des maisons pour être, en groupes, exécutés dans la rue. Les femmes, apeurées, hystériques, courent partout raconter le massacre. 19h: une communication radio interceptée indique qu'il faut liquider une cinquantaine de personnes enlevées. Dans l'après-midi, une partie du camp résistait encore; l'artillerie israélienne la bombarde massivement. Dans la soirée du jeudi, des habitants de Chatila prennent séparément deux initiatives pour tenter d'arrêter le massacre. Quatre hommes se dirigent en délégation vers le poste israélien afin d'expliquer que dans le camp il n'y a ni armes, ni combattants et que ses habitants se rendaient. Rien à faire. 22h12, la BBC capte une communication de l'armée israélienne disant qu'elle a décidé de confier aux phalangistes l'opération de nettoyage final. Vendredi 17, à 4h du matin. Les miliciens bâillonnent les derniers témoins. Le premier bulldozer de l'armée israélienne arrive pour enterrer toute trace du carnage. Aux alentours de midi, l'hôpital Akka, situé en face du camp Chatila, est envahi par une unité de miliciens. Plusieurs blessés sont exécutés sur leurs lits. Dans l'après-midi, et selon le Time Magazine, 400 civils voulant fuir sont obligés de rebrousser chemin par la force des armes. Samedi, entre 6 et 8h du matin, des haut-parleurs demandent aux rescapés de se rendre. Ils sont emmenés dans des camions, certains sont liquidés et d'autres conduits vers la Cité sportive. Vers 11h, journalistes et photographes se rendent sur place. Des corps ensanglantés sont entassés dans les rues. Le monde apprend avec stupeur les massacres de Sabra et Chatila. Jusqu'au matin du samedi 18 septembre 1982, l'armée israélienne, qui savait parfaitement ce qui se passait dans les camps, s'est non seulement abstenue de toute intervention, mais a fourni une aide directe en empêchant les civils de fuir et en organisant un éclairage constant des camps durant la nuit, à l'aide de fusées éclairantes. Le nombre exact des victimes n'a jamais été déterminé. Les chiffres varieront entre 700 (chiffre officiel israélien) et 3000. Environ 1000 personnes ont été enterrées par le CICR dans une fosse commune. D'autres ont été inhumées dans des cimetières de Beyrouth par des membres de leurs familles.



Note: Des victimes oubliées - Depuis le massacre, victimes et survivants n'ont bénéficié d'aucune instruction judiciaire ni au Liban, ni en Israël, ni ailleurs. Sous la pression d'une manifestation de 400000 personnes, le Parlement israélien (Knesset) a nommé une commission d'enquête sous la présidence de Yitzhak Kahan, en septembre 1982. Malgré les limitations résultant tant du mandat de la commission (un mandat politique et non judiciaire) que de son ignorance totale des voix et demandes des victimes, la commission a conclu que "le ministre de la Défense était personnellement responsable des massacres". Sur l'insistance de la commission et des manifestations qui ont suivi son rapport, M. Sharon démissionnait de son poste de ministre de la Défense, tout en gardant un poste au gouvernement comme ministre sans portefeuille. Le Conseil de sécurité des Nations unies a condamné le massacre par la résolution 521 (1982) du 19 septembre 1982. Cette condamnation a été suivie par une résolution de l'Assemblée générale du 16 décembre 1982 qui a qualifié le massacre comme un acte de génocide.





La résolution 521 du Conseil de Sécurité des Nations Unies du 19 septembre 1982 a condamné le massacre qui a été qualifié de "génocide" par l’Assemblée Générale de l’ONU (le 16 décembre 1982).
En effet comment qualifier autrement les scènes décrites par le journaliste israélien Amnon Kapeliouk dans son enquête sur Sabra et Chatila :



"Ils écrasent la tête des enfants et des bébés contre les murs. Des femmes, et même des fillettes, sont violées avant d’être assassinées, à coups de hache"



"Dans ce même quartier, plusieurs autres femmes sont violées avant d’êtres assassinées. Elles sont ensuite déshabillées et leurs corps disposés en forme de croix. l’une des jeunes filles violées, de la famille Mikdad, est âgée de 7 ans..."



“Les entrées du camp sont bloquées et les soldats israéliens, à plusieurs reprises, ordonnent aux réfugiés qui essayent de sortir de revenir sur leurs pas. Le cas le plus frappant est celui d’un groupe de 500 personnes, qui avaient trouvé refuge dans l’enceinte de l’hôpital Gaza à Sabra, et s’enfuient dans le courant de l’après-midi lorsqu’ils apprennent que les miliciens entrent dans les hôpitaux, tuant, blessant et violant sur leur passage.



Drapeaux blancs en tête, les malheureux parviennent jusqu’à la corniche el-Mazraa, sur l’axe routier qui, d’est en ouest, traverse la capitale. Ils sont alors arrêtés par des soldats israéliens.Leur porte-parole leur explique que les gens de Saad Haddad assassinent tout le monde. Ils reçoivent pourtant l’ordre de retourner au camp. Devant leurs hésitations, un char israélien pointe son canon sur eux et les oblige à faire demi-tour.”


2 vidéos qui décrivent l'horreur pour conclure cet article  vidéo1     vidéo2


Cet évènement est ancré définitivement en moi depuis ce 18 septembre 1982. Ce jour là, je n'étais pas seul, j'étais à Alger avec des Palestiniens et des Libanais dans la peine.




Aucun commentaire: